Une douloureuse expérience partie 2

In fine, un matin, le dernier de septembre 1811, j’étais encore couchée, M.d’A. classait des papiers destinés à son bureau quand j’ouvris une lettre de M. de Lally adressé à un journaliste; il réhabilitait la mémoire de son père à l’encontre des affirmations de Mme du Deffand. […] Je la renvoyais ensuite à son auteur par Alex comme je m’y étais engagée la veille au soir. Je me suis ensuite habillée aidée, comme à l’habitude depuis plusieurs mois, par ma femme de chambre, mon bras droit étant condamné à une totale immobilité. Cette importante occupation n’était pas achevée que l’on me remit une autre lettre, oui vraiment une autre, mais cette fois de M. Larrey. Elle m’annonçait qu’à une heure il se rendrait chez moi accompagné comme il le fallait. Il m’exhortait à me fier à sa sensibilité, à sa prudence, à sa dextérité comme à son expérience. Il me chargeait de répondre de l’absence de M.d’A. et de permettre au jeune médecin chargé de la missive d’exécuter les préparatifs nécessaires à l’opération. Lors de la consultation, on avait décidé de me l’annoncer avec seulement deux heures de préavis. Juge, mon Esther, si je lus tout cela sans sourciller! Je dus cependant déguiser mon émotion et mes intentions devant M.d’A. Le messager, […], attendait. M.d’A. se trouvait près de mon lit.  J’affectai d’être longue à lire la missive pour gagner du temps en vue de dresser mes batteries. Telle était ma terreur de voir M. d’A. impliqué dans l’inutile cruauté d’assister à ce par quoi j’allais passer , que je pus me dominer: je trouvai la force de me comporter comme s’il s’agissait d’un tiers… J’appelais Alex à mon chevet; je l’envoyai informer M. Barbier Neuville, chef de division au bureau de M. d’A., que le moment était venu: je le priai de charger par écrit M. d’A. d’une tâche urgente susceptible de le retenir jusqu’à la fin de l’opération. Sans voix, atterré, Alex s’en fut. Comme je l’appris plus tard, il dut s’asseoir en arrivant et délivra mon message en sanglotant. Par la femme de chambre je fis dire au jeune Dr Aumont que je ne pouvais être prête avant une heure de l’après-midi. Je terminai mon petit déjeuner sans grand appétit, tu le devines, en me forçant à avaler un croûton de pain. Sous divers prétexte je pressai le départ de M. d’A. A peine m’avait-il quittée qu’arriva M. Dubois. Je lui renouvelai ma requête pour 1 heure. Les autres survinrent; tout le monde consentit au délai car j’avais un appartement à préparer pour mon mari exilé. Cela et les affaires me concernant m’absorbèrent entièrement. […] Jusqu’à 1 heure j’occupai mon temps à diverses choses et à donner des ordres. 

Quand tout fut prêt, le Dr Moreau arriva en m’annonçant que M. Dubois ne pouvait être là avant 3 heures. […] L’attente allait être vraiment infernale. Je n’avais plus rien à faire, je n’avais qu’à penser. DEUX HEURES passées ainsi m’ont paru interminables. J’eusse été trop heureuse d’écrire à mon cher père, à toi, mon Esther, à Charlotte James, à Charles, à Amélie Locke, mais mon bras m’en empêchait. Je déambulai jusqu’au salon, je le vis rempli de préparatifs en vue de l’opération: je reculai pour revenir peu après. Pour quelle raison, vraiment, me déguiser ce que j’allais bientôt connaître? Cependant la vue d’une immense quantité de bandages, de compresses, d’éponges, de charpie me donna un peu la nausée. Je ne faisais qu’aller et venir jusqu’à ce que j’eusse maîtrisé toute émotion et fusse devenue par dégrès presque stupide, torpide, sans sentiment, inconsciente. Je restai de la sorte jusqu’à ce que la pendule sonnât 3 heures.

Soudain, il me sembla revenir à la vie. Je lançai un défi à mon pauvre bras car plus n’était besoin de le ménager. Je saisis ma plume, restée depuis longtemps esseulée, pour écrire quelques mots à M. d’A. et quelques autres à Alex en cas d’issue fatale. Ces cours billets, j’allais les déposer en sécurité quand des cabriolets -un, deux, trois, quatre- se succédant rapidement vinrent s’arrêter à ma porte. 

Le Dr Moreau entra rapidement dans la pièce pour voir si j’étais encore en vie. Il me fit boire un cordial au vin et se rendit au salon. Je sonnai pour la femme de chambre et les gardes mais avant même de pouvoir leur adresser la parole, la chambre sans autre préambule fut envahie par sept hommes en noir: les docteurs Larrey, Dubois, Moreau, Ribes, un élève du premier et un autre du second. L’indignation me fit en quelque sorte sortir de ma stupeur. Pourquoi étaient-ils si nombreux et sans mon autorisation? Mais je n’eu pas la force de prononcer même une syllabe. M. Dubois jouait les commandants en chef. Le Dr Larrey ne se montrait pas. M. Dubois exigea un châlit au milieu de la pièce. Étonnée, je me tournai vers le Dr Larrey: n’avait-il pas assuré qu’un fauteuil suffirait? Mais il détourna la tête sans vouloir me regarder. M. Dubois requit ensuite deux vieux matelas et un drap usagé. Je me mis à trembler violemment plus encore de dégoût , d’horreur devant ces préparatifs que de véritable peur. Une fois les choses en place à son idée, il me pria de monter sur la couche; je demeurai un instant immobile à me demander s’il ne valait pas mieux prendre brusquement la fuite. Je jetai un coup d’œil à la porte, aux fenêtres; je me sentais aux abois mais cela ne dura qu’un instant, ma raison reprit le dessus, elle finit par triompher de mon émotion et de ma terreur. Je fis appeler ma femme de chambre: elle pleurait; les deux gardes placées à l’entrée de la porte se tenaient immobiles comme frappées par la foudre: « Dites à toutes ces femmes de partir! » ‘s’écria M. Dubois. Cet ordre me fit retrouver ma voix: « Non, qu’elles restent! » m’exclamai-je. Voilà qui fit naître une petite dispute qui me réanima. Pourtant la femme de chambre et l’une des gardes s’enfuirent. Je priai l’autre de s’approcher, elle obéit. M. Dubois à présent s’essayait à communiquer ses ordres en militaire mais je lui résistai sur tout ce à quoi l’on pouvait résister. Je fus néanmoins obligée de me dépouiller de ma longue robe de chambre que j’aurais voulu garder. Ah! comme j’ai pensé alors à mes sœurs; à un moment si pénible pas une à portée pour me protéger, me conforter, veiller sur moi! Comme je regrettai alors d’avoir refusé les secours de Mmes de Maisonneuve, Chastel, des personnes enfin sur qui je pouvais compter. Mon ange au Ciel, comme j’ai pensé à elle, comme j’ai soupiré, soupiré pour mon Esther, ma Charlotte! Ma détresse, sinon mes désirs, devait être bien visible car M. Dubois se mit à parler plus doucement: « Pouvez-vous, me suis-je exclamée, ressentir ce qu’est une opération qui pour Vous doit sembler si banale? » Banale, répondit-il prenant un bout de papier et le déchirant en mille morceaux, oui… c’est peu de chose… mais » bégaya-t-il et il ne put poursuivre. Personne d’autre ne tenta de prononcer un mot mais je devins calme en voyant M. Dubois s’émouvoir tandis que le Dr Larrey se tenait toujours à l’écart. Un coup d’œil dans sa direction me permit néanmoins de constater qu’il était pâle comme un linge. Je n’avais pas à ce moment véritablement conscience d’un danger imminent mais tout me persuader qu’il rôdait autour de moi et que seule cette intervention pouvait me sauver de ses griffes. 

Sans me faire prier je montai sur la couche. M. Dubois m’allongea sur le matelas et étendit sur mon visage un mouchoir de batiste; il était néanmoins transparent; je vis à travers les sept hommes et ma garde entourer immédiatement le lit. Je refusai d’être maintenue mais quand à travers la batiste je vis briller l’acier poli du bistouri, j’ai fermé les yeux. Je ne voulais pas frémir à la vue de la terrible incision. Un profond silence s’ensuivit; il dura quelques minutes au cours desquelles tous ces gens, j’imagine, communiquaient leurs ordres et m’examinaient par signes. Combien affreuse me sembla cette attente! Je ne respirai pas; M. Dubois tenta en vain de trouver mon pouls. Enfin le Dr Larrey rompit le silence; d’une voix solennelle et mélancolique il dit: « Qui me tiendra ce sein? » Personne ne répondit du moins verbalement mais la question me fit sortir de ma torpeur et de ma passivité: je craignais que l’on imaginât mon sein entièrement infecté-crainte trop justifié- . A travers le mouchoir je vis en effet M. Dubois lever la main et décrire avec l’index une ligne droite de haut en bas au-dessus du sein puis une croix, enfin un cercle: cela signifiait que TOUT devait être enlevé. Fort émue je me dressai sur mon séant en rejetant mon voile et en réponse à la question: Qui me tiendra ce sein?, je criai: « C’est moi monsieur » et je plaçai ma main dessous. J’exposai l’origine de mes souffrances: elles procédaient d’une même point pour s’irradier dans toutes les directions. On m’écouta attentivement dans le plus grand silence. M. Dubois m’allongea de nouveau comme auparavant et comme auparavant il étendit le voile sur mon visage. Vaine échappatoire, hélas! Immédiatement je revis à travers la batiste le doigt fatal décrivant la croix et le cercle. Abandonnant alors tout espoir, toute ingérence, désespérée, capitulant devant l’inévitable, je fermai une fois encore les yeux, tristement résolue à la plus entière résignation. 

Chère Esther, chers êtres à qui tu communiques mes tristes répétitions, vous vous réjouirez de savoir que cette décision une fois prise fut inébranlablement maintenue en dépit d’une terreur au-delà de toute description et d’une douleur, véritable torture. Cependant, quand l’horrible fer s’enfonça dans mon sein, sectionnant avec la chair veines, artères et nerfs, je n’eus besoin d’aucune injonction pour me laisser aller aux cris. J’émis un hurlement qui par intermittence dura tout le temps de l’intervention. Je m’émerveille encore aujourd’hui qu’il ne résonne plus à mes oreilles tant la douleur fut atroce. Elle ne diminua pas pour autant quand la plaie fut béante et quand le bistouri en fut retiré car l’air envahissant brusquement ces parties délicates me fit l’effet d’une multitude de poignards minuscules et acérés qui labouraient les bords de la plaie. En outre je sentais l’instrument décrire un cercle opérant à contre-fil, si je puis dire, contre les tissus. Ceux-ci résistaient au point de fatiguer la main du chirurgien, l’obligeant à tenir son instrument tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre. J’ai alors bien cru expirer. Je ne fis plus l’effort de garder les yeux ouverts, je les tins hermétiquement clos, mes paupières me semblaient incrustées dans mes joues. Le bistouri fut retiré une seconde fois; je conclus à la fin de l’opération. Oh! non! L’affreux charcutage recommença pire que jamais. Il fallait extraire le fond c’est-à-dire la base de cette horrible glande en la séparant des parties auxquelles elle adhérait. Une fois de plus la souffrance dépassa toute description et cependant ce n’était pas encore fini. Je sentis oh! Ciel! le couteau crisser en raclant la côte. J’étais sans voix au supplice. J’entendis alors s’élevait la voix de M. Larrey -tous les autres observant un silence de mort- il demandait sur un ton presque tragique si quelqu’un se prononçait pour un complément d’intervention. La réponse générale fut OUI. Je sentis le doigt de M. Dubois littéralement élevé au-dessus de la plaie bien que je ne puisse rien voir et qu’il ne me touchât pas, tant l’endroit était indiciblement sensible. Il prescrivit de nouveau quelque chose et le raclage de recommencer. Après cela le Dr Morreau crut remarquer une parcelle infectée; encore et encore M. Dubois renouvela sa question parcelle après parcelle. Ma chère Esther ce n’est pas pendant des jours, pendant des semaines mais pendant des mois que je n’ai pu parler de cette affreuse affaire sans en ressentir les affres! Je ne pouvais y penser avec impunité. Une seule question à ce sujet me donnait la nausée, me rendait malade. Même aujourd’hui, neuf mois après j’attrape la migraine à en raconter l’histoire. Ce misérable récit que j’ai commencé il y a au moins trois mois, je n’ose ni le revoir ni le relire, tant il évoque de douloureux souvenirs.

Bref le mal était si profondément ancré, le cas si délicat, les précautions à prendre si nombreuses pour éviter le retour d’une tel fléau que l’opération y compris les pansements dura vingt minutes, temps à peine supportable quand on pense aux souffrances subies avec tout le courage dont j’étais capable. Malgré quoi je n’ai jamais bougé ni arrêté les praticiens, ni leur ai résisté ni parlé sauf une ou deux fois durant le pansement pour dire : « Ah! Messieurs! que je vous plains! » Oui, j’étais sensible à leur émotion, causée par ce que j’endurais bien que mes paroles fussent principalement destinées -très principalement- au Dr Larrey. A part cela, je n’ai pas prononcé une syllabe sauf quand à de nombreuses reprises ils remettaient la main à la besogne. Je m’écriais alors: « Avertissez-moi, Messieurs, avertissez-moi! » Je crois m’être évanouie au moins à deux reprises car j’ai deux lacunes de mémoire qui m’interdisent toute liaison entre ce qui s’est passé à divers moments. Lorsque tout fut terminé, je fus soulevée pour être mise au lit. Mes forces m’avaient à ce point abandonnées que l’on fut obligé de me porter; je ne pouvais lever ni les mains ni les bras; ils pendaient inertes comme si j’étais sans vie et mon visage demeura sans couleur comme me le conta plus tard la garde. Le transport me fit ouvrir les yeux. Je vis alors le bon Dr Larrey presque aussi pâle que moi; sa figure marbrée de sang exprimait la souffrance, l’appréhension et presque l’horreur.

Quand je fus au lit, M. d’A. qui devrait vous relater l’histoire de sa matinée, fut appelé à mon chevet et plus tard notre Alex.

 BURNEY Fanny, Du consulat à Waterloo, Souvenirs d’une anglaise à Paris et à Bruxelles [traduit de l’anglais par Roger Kann], Paris, José Corti, coll. « Domaine Romantique », 1992.

Une douloureuse expérience partie 1

De Frances Burney, il reste de nombreux écrits privés, des lettres et un journal qu’elle a tenu tout au long de sa vie. L’année 1811 y tient une place particulière puisqu’elle est marquée par un événement personnel douloureux : sa mastectomie. Ce n’est qu’en Mars 2012 que Frances Burney écrit une lettre à sa sœur Esther Burney pour lui dire l’épreuve qu’elle vient de traverser et dont elle est sortie vainqueur. Rappelons que de 1802 à 1814, Frances Burney séjourne en France avec son mari le général Alexandre d’Arblay. La lettre qui suit est extraite de: BURNEY Fanny, Du consulat à Waterloo, Souvenirs d’une anglaise à Paris et à Bruxelles [traduit de l’anglais par Roger Kann], Paris, José Corti, coll. « Domaine Romantique », 1992.

Vers le mois d’août 1810, une petite douleur au sein commença à me préoccuper. Elle alla en augmentant de semaine en semaine. J’éprouvais à vrai dire une sensation de pesanteur plutôt qu’une souffrance aiguë. Je ne m’inquiétais pas des conséquences. Hélas! quelle ne fut pas mon erreur! Le plus sympathique des compagnons se méfia davantage. Rien chez moi ne lui échappait: ni des traits tirés , ni un tressaillement, ni une crispation, indice de quelque douleur; de bonne heure il en conçut de l’appréhension; je ne la partageais nullement. Il me pressa de voir un chirurgien; l’idée même me révulsait. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi pendant lesquels mon amie intime , Mme de Maisonneuve, se joignit à M. d’Arblay pour me persuader de me laisser examiner. Leurs craintes une fois de plus me parurent sans fondement. Je mentionne ici ma regrettable confiance en vue de servir de leçon à ma chère Esther, à mes sœurs, à mes nièces au cas où des symptômes identiques éveilleraient chez elles les mêmes émois. M. d’Arblay fit part de son anxiété à une autre de nos amies: Mme de Tracy. Elle m’adressa une longue lettre éloquente; elle ébranla fort désagréablement mes certitudes. Un entretien avec elle s’ensuivit. Ses instantes représentations s’étayaient sur sa longue expérience de la maladie et sur les misérables conditions de son existence: je finis par être convaincue. Avec effort et malgré moi, je cessai d’objecter et M. d’Arblay appela un médecin… le Dr Jouard, celui de Miss Potts. Prenant à la légère mes déclarations, il me prescrivit un traitement dont il ne résulta aucune amélioration; bien au contraire le mal empira. M. d’A. ne s’opposa pas alors à ce que je consulte M. Dubois. Ce dernier m’avait déjà soignée et guérie d’un abcès… M. Dubois est le plus célèbre médecin français. Il a été nommé accoucheur attitré de l’impératrice […].[…] Grâce à l’intervention d’un ami commun, il saisit son premier moment de liberté […] pour se rendre auprès de moi. C’est alors que je commençai à percevoir un danger réel. M. Dubois me donna un traitement à suivre durant un mois. […] Il ne se prononça pas, mais il me recommanda tant la tranquillité et de ne souffrir aucune gêne physique ou morale qu’il me fallut bien soupçonner qu’il existait une raison de grave inquiétude. Mon anxiété redoubla quand M. d’A. ne réapparut pas immédiatement après le départ du médecin. Les deux hommes étaient restés quelques temps ensemble dans la bibliothèque. M. d’A. ne revint qu’au moment où incapable de supporter plus longtemps l’attente je le suppliai de revenir. Il chercha alors à me tranquilliser lui aussi mais en paroles seulement car sa physionomie trahissait la plus sombre affliction. Je n’eus pas grande difficulté à me dire ce qu’il tentait de ne pas me dire: qu’une petite opération serait nécessaire pour éviter de funestes conséquences. Ah! Ma chère Esther! Alors là je ne me sentis plus aucun courage. La peur et la répugnance pour des milliers de raisons autres que la douleur elle-même, ébranlèrent presque toute mes facultés. Pendant un certain temps je suis demeurée plus stupide qu’apeurée. Cette visite eut de néfastes conséquences, les douleurs augmentèrent d’acuité et de violence; l’endroit sensible durcit plus encore; j’eus beau suivre le traitement indiqué, les symptômes s’aggravèrent. C’est alors que M. de Narbonne parla à M. d’A. d’un chirurgien tout à fait éminent: M. Larrey. Il avait guéri de la même maladie une dame polonaise de sa connaissance. Mon aversion pour une opération demeurant insurmontable, M. de Narbonne insista pour que j’eusse recours à M.Larrey. […]

M. Larrey vint quoique de fort mauvaise grâce. Il se faisait grand scrupule d’entrer en concurrence avec M. Dubois. […] Le Dr. Larrey s’est montré le plus digne, le plus désintéressé, le plus excellent des hommes. […] Je me sentis mieux grâce à ses prescriptions; bien que je fusse encore en proie à de cruelles douleurs, les crises se firent plus brèves et plus espacées; mon courage revint; je pus sortir presque tous les jours; quotidiennement je recevais quelque ami intime contrairement à mon habituelle sauvagerie et quels amis n’ai-je pas trouvés durant cette triste période! Avec zèle, ils me témoignèrent leur bonté comme leur générosité! Finalement j’allais beaucoup mieux, toute crainte disparut. Mon bon M. Larrey se montrait enchanté, cependant anxieux au point de vouloir à toute force que je vois le Dr. Ribes, selon lui le premier anatomiste de France, car il redoutait de se tromper par excès du désir de me sauver. […] M. Ribes confirma nos meilleurs espoirs… Mais diverses circonstances, trop nombreuses pour que je les énumère, vinrent détromper mes convictions les plus fermes que faisaient naître l’art et les soins de mon excellent et dévoué chirurgien. Le pire de ces maux fut d’apprendre coup sur coup la disparition de la belle princesse Amélie, adorée de tous, la maladie de son père et la mort soudaine de M. Locke que j’idolâtrais, affreuses calamités qui me parvinrent en quelques lignes de Fanny Waddington…  Quand ce bon M. Larrey vint après cette ultime épreuve, il fut consterné de voir à quel point tout chez moi allait de mal en pis […]. M. Ribes fut appelé de nouveau: il ne put que confirmer le terrible diagnostic. Devant mes protestations, il m’accordèrent de nouveaux délais d’autant plus aisément que le temps ne se montrait pas propice à une opération. A cette époque l’exercice que je prenais, toujours salutaire et réconfortant, me causait de grandes souffrances quand il s’achevait par l’ascension de trois étages. Mon tendre compagnon me transféra rue de Miromesnil ou avait débuté mon séjours à Paris. […] On appela à ce moment en consultation un médecin, le Dr Moreau; saurait-il proposer un nouveau traitement? Ce fut en vain car le Dr Larrey avait déjà exploré toutes les possibilités. Une consultation formelle se tint entre Larrey, Ribes et Moreau. In fine je fus condamnée à être opérée par tous trois. Mon étonnement n’eut d’égal que ma déception. Mon pauvre sein n’avait-il pas sur toute sa surface la même couet à peu près le même volume que son voisin en bon état? Pourtant l’intensité la douleur était telle que d’après moi elle ne pouvait disparaître qu’avec la vie; je fis appel à toute ma raison, du moins celle que j’étais capable d’exercer: je déclarais aux hommes de l’art ne pouvoir, s’ils ne voyaient pas d’autre alternative, m’opposer à leur union comme à leur expérience. Le bon Dr Larrey, depuis qu’il me soignait, s’était lié avec moi d’une vive amitié: il avait maintenant les larmes aux yeux car à cause de mes terreurs, il s’attendait à de la résistance. Il me proposa une fois de plus d’appeler M. Dubois. Non, lui dis-je, si je ne peux être sauvée par vous je ne trouverai aucun espoir ailleurs et en cas de nécessité je supplanterai par la confiance au courage qui me ferait défaut. Le brave homme doutait encore de lui-même: je devais recevoir, déclara-t-il, le meilleur et le plus sûr avis que l’on puisse avoir en son pays: « Vous êtes si considérée ici, Madame, dit-il, que le public même sera mécontent si vous n’avez pas tout le secours que nous avons à vous offrir. » Pourtant cet homme modeste était le chirurgien en chef de la garde impériale et avait été récemment créé baron pour ses éminents services: « M. Dubois, dit-il, dont le talent comme l’expérience sont de tout premier ordre, pourrait suggérer quelque moyen de guérison. » Je fus aussitôt de son avis. « Ah! faites-le venir! » me suis-je écriée. Le Dr Moreau reçut mission de le consulter. Que de temps il fallut attendre! Mon pauvre M. d’A. était plus encore à plaindre que moi bien qu’il n’eût pas connaissance de la terrible décision que j’avais prise. Oh! comme il souffrait! avec son exquise tendresse il adoucissait toutes mes souffrances. Quand à mon pauvre Alex [son fils], je le gardai aussi longtemps que possible dans l’ignorance de la situation. M. Dubois eut une attitude très correcte. […] Il rencontra ici les Drs Larrey, Ribes et Moreau. Mon cas, je m’en aperçus, soulevait des difficultés peu communes, ou présentait un grave danger, mais l’examen terminé, ces messieurs exprimèrent le désir de se consulter entre eux. Je les quittai. Quelle affreuse demi-heure j’ai passée toute seule! M. d’A. se trouvait à son bureau. Le Dr Larrey vint m’appeler. Il ne prononça pas une parole. […] J’arrivai et m’assis avec tout le calme dont j’étais capable. Tous étaient silencieux, le Dr Larrey demeurait presque caché derrière mon sofa. Mon cœur battait fort. Je sentis l’inutilité de tout espoir. Je les priai de prendre la parole. M. Dubois, après une longue harangue rendue inintelligible par sa propre émotion, prononça ma condamnation. Je sentis qu’elle était inévitable et m’abstins de toute opposition. Ils reçurent dont officiellement mon consentement puis se retirèrent pour fixer un jour.

Tout espoir d’échapper à mon funeste sort s’était donc évanoui. Je ne pouvais ne consoler ni employer mon esprit qu’à rendre la situation moins éprouvante pour M. d’A. M. Dubois m’avait déclaré: « Il faut vous attendre à souffrir, je ne veux pas vous tromper: vous souffrirez, vous souffrirez beaucoup. » M. Ribes m’avait recommandé de crier. Me retenir de le faire pouvait entraîner de fâcheuses conséquences, dit-il.; M. Moreau se faisant l’écho de ce propos voulut savoir si j’avais crié voire hurlé à la naissance d’Alexandre. Il m’avait été impossible de m’en priver, ai-je répondu. « Oh! alors, dit-il, il n’y a pas de crainte à avoir. » Quelle affreuse conclusion ne fallait-il pas tirer de ces paroles!

Je souhaitais tenir M. d’A. dans l’ignorance du jour fixé jusqu’à ce que l’opération soit terminé. Tout le monde se montra entièrement d’accord sauf M. Larrey qui parut s’y opposer. Il garda cependant le silence. M. Dubois affirma au contraire qu’il n’entreprendrait rien en présence de mon mari qu’il savait trop agité. Il ne souffrirai pas non plus que je sache la veille au soir l’heure de l’intervention. J’obtins avec difficulté la promesse d’en être instruite 4 heures à l’avance, chose indispensable pour prendre diverses mesures. A partir de ce moment je fis de mon mieux pour garder mon sang-froid en vue de parer au prochain coup et de venir au secours de mon trop sensible époux. On ne voulut pas non plus me laisser préparer ce dont on aurait besoin. J’ai su depuis qu’une ancienne et admirable amie de M. d’A., Mme de Tessé, aujourd’hui devenue également la mienne, une des premières de son sexe et peut-être du monde pour ses rares capacités et ses connaissances quasi-universelles, avait insisté pour lui envoyer tout le nécessaire en le laissant ignorer. M. d’A. en remplit un plein placard de charpie, de compresses et de bandages. Tout qu’on voulut bien me demander ce furent quelques serviettes et un fauteuil. Bien des choses, en plus de mes intenses souffrances me confirmaient que toute cette affaire n’était pas sans danger. Je fis donc mon testament sans en parler à M. d’A. Je le confiai en secret à M. de La Tour Maubourg sans même mettre au courant sa sœur Mme de Maisonneuve, pourtant mon amie intime… Elle désirait assister à l’opération mais je me refusai à lui infliger pareille épreuve. Mme de Chastel, belle-sœur de Mme de Boinville le voulut également. A leur place je me suis procuré deux gardes. L’une est une connaissance de mes deux Charlotte: c’est Mme Soubiran, portière de l’hôtel Marengo, une très brave femme; […]. L’autre est une ouvrière que j’ai souvent employée. Les marques de sympathie qui m’ont été prodiguées à cette époque  m’auraient fait aimer éternellement la France eussé-je eu le cœur assez dur pour la haïr. Ainsi, chez Mme d’Hénin la tendresse dépasse toute description. Elle vient de la campagne à Paris exprès pour me voir, surveiller mon état et me tenir compagnie. […] 

La sentence étant rendue je m’attendais d’heure en heure à ce qu’on l’a mît à exécution. Jugez de ma surprise en voyant trois semaines entières s’écouler sans que rien ne se produise. De temps à autre M. Larrey affectant toujours un air sombre venait me voir mais ne se prononçait pas. A la longue on dit à M.d’A. que le médecin lui-même comptait sur une convocation , celle-ci officielle et par écrit. […] Le pauvre M. d’A. exprima le désir que l’opération eût lieu sans nouveau délai. J’avais été persuadée pendant tout ce temps de la possibilité d’une guérison sinon pourquoi prolonger si longuement mon triste état? Ici je dois justifier la raison de cette mesure apparemment inutile donc cruelle bien que je ne l’aie apprise que deux mois plus tard. M. Dubois était d’opinion que le mal était trop avancé pour qu’on puisse y remédier; un cancer interne s’étant déjà déclaré; j’étais inéluctablement vouée à une mort affreuse; une opération ne ferait qu’en précipiter l’issue. Le pauvre M. Larrey fut si terriblement ému par ce propos qu’il regretta profondément, il me l’avoua plus tard, de m’avoir connue et se trouva sur le point de solliciter un poste à l’autre bout de la France en vue de me laisser en des mains étrangères. Mais il se rappela m’avoir entendu dire un jour que je préférerais succomber à une fin rapide plutôt que de traîner la plus atroce des maladies. Il considéra finalement devoir me sauver par l’opération sans quoi mon cas deviendrait désespéré. Il résolut donc de tenter la chose. Toutefois la responsabilité en était trop grande pour l’assumer seul. Aussi dut-il attendre une décision ralliant l’approbation de tous.